Numérisation et devoir de mémoire ne sont pas antinomiques. Bien au contraire ! Une fois numérisés, de précieux documents et témoignages de notre histoire peuvent être conservés et transmis de génération en génération. La première guerre mondiale a marqué de façon dramatique l’entrée de l’Europe et du monde dans le 20e siècle. Pour conserver une trace de cet événement majeur, la Cinémathèque Royale de Belgique a numérisé, restauré et mis à disposition tous les films belges relatifs à la grande guerre. La Bibliothèque nationale de France a réalisé le même type d’opération après avoir récolté témoignages et documents d’époque sur l’ensemble du territoire. Mais quel est le rôle de la numérisation dans le devoir de mémoire et la conservation du patrimoine ? Explications avec Numen.
Bien avant la numérisation, certains intellectuels avaient déjà développé une conscience forte de l’importance du devoir de mémoire.
À la fin du 18e siècle, tandis que la Révolution française fait rage, l’Abbé Henri Jean-Baptiste Grégoire (1750-1831) lutte contre le vandalisme des révolutionnaires les plus durs. Il souhaite préserver les biens, les œuvres d’art et le savoir accumulés par les abbayes et les aristocrates. C’est lui qui recommande alors que « le respect public entoure particulièrement les objets nationaux qui, n'étant à personne, sont la propriété de tous (...) Tous les monuments de sciences et d'arts sont recommandés à la surveillance de tous les bons citoyens ».
À cette époque, les œuvres architecturales ne bénéficient encore d’aucune protection. En revanche, il n’en est pas de même pour les livres et objets d’art. Leur conservation est, en effet, organisée au sein de dépôts révolutionnaires créés dans chaque département.
Les archives, les musées et les bibliothèques publiques, descendants directs de ces dépôts révolutionnaires, se développent alors tout au long du 19e siècle. Ils ont pour vocation de faire bénéficier tous les citoyens de ce patrimoine commun. La notion se mondialise dès 1921 avec la naissance de la Commission Internationale de la Coopération Intellectuelle. Cette institution, qui deviendra l’UNESCO en 1945, poursuit le même objectif : sauvegarde, partage et transmission du patrimoine, tout d’abord matériel et, depuis 1997, immatériel.
Musées et bibliothèques regorgent déjà de nombreux documents et objets portant sur la Première Guerre mondiale. La commémoration du centenaire de 14-18 a représenté une réelle opportunité de collecter de nombreuses archives personnelles qui viendront enrichir les collections patrimoniales considérables déjà détenues par ces institutions culturelles :
Face au nombre croissant de ces ressources, et souvent du fait de leur valeur et de leur fragilité, la mise à disposition de ce patrimoine culturel, sous sa forme originale, est délicate. Cela est d’autant plus vrai que les archives personnelles restent, la plupart du temps, et à juste titre, la propriété des familles qui les détiennent.
C’est là que la numérisation pour le devoir de mémoire trouve tout son sens. Elle répond en effet au double objectif des institutions culturelles :
Il est donc important que la stratégie de numérisation soit mûrement réfléchie. Elle doit aussi tenir compte non seulement des impératifs techniques, mais également du résultat attendu de la campagne de digitalisation.
Depuis le milieu des années 1990, deux approches distinctes de la numérisation ont émergé au fil des programmes qui se sont succédé au niveau européen. Toutes les deux restent essentiellement guidées par des notions de coûts.
La première, consiste à numériser un maximum de documents rapidement et à grande échelle. Cette numérisation de masse a souvent comme objectif principal la conservation des œuvres originales. Elle consiste donc en la mise à disposition d’une simple copie numérique de l’objet. Elle évite ainsi aux documents les plus fragiles des dégradations causées par de trop fréquentes manipulations. Cette opération est rarement accompagnée de prestations liées à la valorisation des contenus culturels. Elle se limite donc à la création et à la fourniture d’un « fac-similé image » du document original.
La seconde approche peut être considérée comme allant bien au-delà d’une simple opération de dématérialisation à des fins de conservation. Elle répond au second objectif de toute institution : pérenniser et diffuser les connaissances en privilégiant les contenus. Les volumes concernés par ce type d’approche sont souvent plus limités, car plus onéreux. Dans ce second cas de figure, l’accent est mis sur la qualité des images et la richesse des traitements additionnels. Si les images doivent refléter le plus fidèlement possible le document original, elles peuvent également :
Ajouter des métadonnées pour faciliter les recherches et assurer la pérennité des documents numériques sont les deux enjeux majeurs de la numérisation patrimoniale.
Au-delà de la simple collecte et mise à disposition d’images, la valorisation à travers des opérations d’OCR ou d’indexation permet à toute une communauté de chercheurs, généalogistes, historiens ou au grand public, d’effectuer des recherches en texte libre ou selon des critères bien définis.
C’est à ce niveau qu’interviennent les métadonnées. Elles permettent de décrire un document et d’enrichir une reproduction numérique d’une foule d’informations complémentaires : auteurs, titres, dates, localisation de l’original, mots clés descriptifs, liens avec d’autres documents, etc.
Ces différents niveaux de descriptions sont ensuite utilisés par les catalogues des grandes bibliothèques numériques européennes (Gallica, Belgica et Europeana notamment) et autres moteurs de recherches.
Le site The Belgian War Press (Cegesoma) propose ainsi, par exemple, de réaliser des recherches sur les textes des journaux clandestins belges. De la même façon, le portail Mémoire des hommes met à la disposition du public des documents numérisés et des informations issues des fonds d’archives et des collections conservés par le ministère de la Défense français. Quatre bases de données consacrées à la Grande Guerre permettent d’effectuer des recherches sur :
Sans l’apport de métadonnées de qualité, de telles opérations auraient été impossibles.
L’ampleur des projets de numérisation liés aux commémorations du centenaire de 14-18 a permis aux grandes institutions, chargées de la conservation de notre patrimoine, de préserver tout un pan de la mémoire collective. Aussi convient-il également de tenir compte de la préservation des données numériques. Que restera-t-il du patrimoine numérique ainsi constitué dans 30 ans ?
Au-delà de la question des supports physiques, il est important d’évoquer ici la question des formats des fichiers. On se rend effectivement trop tardivement compte que certaines données ne sont plus utilisables, faute de pouvoir reconnaître le format du fichier dans lequel elles ont été encodées.
Face à la prédominance des formats « propriétaires », souvent opaques, rarement documentés et évoluant au rythme des nouvelles versions des logiciels, il convient donc de se tourner vers l’adoption stricte de formats standards, créés sous l’égide de groupes de travail. Ces formats standards présentent de précieux avantages :
L’utilisation stricte de ce type de formats ne doit pas être négligée afin d’éviter les obsolescences logicielles et de format. Cette pratique permet, en effet, d’assurer la pérennisation de l’information sur le long terme.
La numérisation des documents participe à notre devoir de mémoire. Mais plus que la simple conservation d’une image, il s’agit surtout, par le biais des traitements textuels, de l’indexation, de l’ajout de métadonnées, de valoriser le document. Il est alors possible de le repositionner dans son contexte, de le documenter et de le mettre à disposition de tous. Les générations actuelles et futures profitent donc de ce patrimoine commun, riche et essentiel. Les documents numériques permettent de perpétuer la mémoire des témoins de l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire.